Littérature : Linn Ullmann, mémoire d’abus

À l’approche de la cinquantaine, Linn Ullmann est la proie d’une dépression qui la laisse sans force et sans mots. Au même moment, se manifeste le fantôme de l’ado qu’elle fut à seize ans et qui vient réclamer des comptes. Un récit d’une grande honnêteté intellectuelle, trouble comme la mémoire, fragmenté comme une vie en clair-obscur. Creuser le temps, forcer les souvenirs, « chercher les mots et les mettre dans l’ordre », voilà à quoi s’emploie Linn Ullmann, tout au long de ce texte chahuté par une âme sœur, inventée toute petite pour conjurer sa solitude. À l’origine, il y a ce photographe renommé, A., qui l’avait remarquée elle, dans un ascenseur à New York, sans rien connaître de ses célèbres parents et ce séjour dans la capitale française en 1983. Il en avait fallu de la force de conviction, des arguments, des promesses pour que sa mère, Liv Ullmann, accepte du bout des lèvres ce voyage. Et puis, soudainement, elle s’était retrouvée à errer seule dans Paris, une nuit de janvier, sans l’adresse de son hôtel, mais avec celle de A. Si ce livre s’inscrit dans la longue liste des témoignages de femmes abusées par des prédateurs, il séduit par la loyauté de la narratrice envers elle-même et les autres. Ni délation, ni règlement de compte, ici, simplement la quête d’une « Fille », d’un double insaisissable qui, 40 ans plus tard, vient la perturber. En filigrane, une mère aimante, protectrice… aveugle. En trois séquences, bleu comme le manteau neuf inauguré à Paris, rouge comme la minijupe de ses quinze ans et blanc comme les draps de ce fameux A, elle s’emploie à une reconstruction salutaire des faits. Qui était cette jeune fille, volontaire et convaincante en apparence, fragile surtout, cependant irrésistiblement attirée par la lumière, par une liberté qu’elle croyait maîtriser sans en voir les pièges ? Que cherchait-elle à ce moment-là ? À être « l’objet, le centre d’attraction, le but pour le désir d’un autre » … comme sa mère ? Linn Ullmann reconstitue, sans rien éluder, ni sa responsabilité, ni sa naïveté, ni la vie secrète, entre alcool et absences en cours, qu’elle pratiquait déjà depuis ses treize ans. Pour autant, si l’époque était aux excès en tout genre, peut-on dédouaner les adultes de leurs manquements dans ce fiasco ? Que sait-on des pulsions contradictoires d’une mineure déboussolée, ayant du mal à se soustraire à l’autorité d’un homme ? En alternant les temps et les lieux, l’auteure de Je suis un ange venu du nord déterre les événements si longtemps disparus de son paysage mental, afin de rassembler deux identités distinctes, celle de 1983 et d’aujourd’hui. Écrite sous la contrainte insistante d’une sœur virtuelle, cette démarche de réconciliation avec elle-même tend un miroir à de nombreuses autres victimes, tout en constituant un véritable travail littéraire.

« Fille, 1983 », Éditions Christian Bourgois, 280 pages, 22 euros.

Béatrice Arvet

Repères

Née en 1966 à Oslo, Linn Ullmann est la fille de Liv Ullmann et Ingmar Bergman. D’abord critique littéraire, elle a publié sept romans et obtenu plusieurs prix dont le prix Amalie Skram, le prix Dobloug ou le Aschehoug.