Le grand entretien. Jean Garrigues : « François Bayrou peut occuper sa fonction avec plus d’envergure que ses prédécesseurs »

Jean Garrigues est historien et président de la Commission internationale des assemblées.

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Il est l’auteur de « l’Élysée contre Matignon, le couple infernal » (Taillandier).

Dans votre livre le président de la République et le Premier ministre forment un couple infernal. Alors, Emmanuel Macron-François Bayrou duo ou duel ?

« L’usage sous la Ve République, c’est que ce couple exécutif qui est assez unique dans les grandes démocraties où nous avons soit un président de la République qui est quasiment absent de la décision politique soit un président, c’est le cas aux États-Unis, qui est au contraire omniprésent. Dans le cas français, le partage des tâches qui est défini par les institutions mais qui n’a jamais été véritablement respecté, fait qu’il y a en permanence une tension qui existe entre le président de la République et le Premier ministre, chacun revendiquant son périmètre. »

« Les choses sont presque plus claires en période de cohabitation mais, même dans ces séquences-là, on a vu à quel point les présidents de la République étaient en situation de fragilité. Ils revendiquaient leur pouvoir de signer les ordonnances, de nommer des personnes à un certain nombre de postes importants et de mener la politique étrangère. Ce qui fait de ce couple, parfois mais pas toujours, un couple infernal. C’est dû à cette sorte de flou qui existe dans la répartition des tâches au sein de l’exécutif. C’est paradoxalement aussi ce qui permet sans doute d’assurer une forme d’adaptation permanente de notre système aux évolutions politiques. Un système qui génère une forme de compétition entre les deux pôles de l’exécutif. Mais cette compétition est également un facteur de relative stabilité si on compare ce qui a existé sous la IVe République. »

Quand François Bayrou dit qu’il sera un Premier ministre de plein exercice et de complémentarité avec le président de la République, marque-t-il son territoire ? Est-ce une façon de dire lui c’est lui moi c’est moi ?

« C’est évident que beaucoup de Premiers ministres ont revendiqué cette phrase de Laurent Fabius qu’il a été presque contraint de prononcer parce qu’on lui reprochait d’avoir été nommé un peu comme le collaborateur de François Mitterrand. Il anticipait déjà ce qu’allait dire Nicolas Sarkozy à propos de François Fillon. Pour ce qui est de François Bayrou nous sommes dans une situation très différente de ces Premiers ministres « collaborateurs » comme Maurice Couve de Murville avec le général de Gaulle, Pierre Messmer avec Georges Pompidou et, d’une certaine manière, Jean-Marc Ayrault avec François Hollande. Avec François Bayrou nous ne sommes pas dans une véritable cohabitation, ce qui veut dire qu’il n’a pas autant de pouvoirs et autant de capacités d’action qu’un Premier ministre dans ce contexte. »

Qu’est-ce qui l’entrave ?

« Une grande partie des députés sur lesquels s’appuie François Bayrou est composée des partisans du président de la République. Lui, ne peut pas s’appuyer sur une majorité qui lui est entièrement fidèle. Donc il est plus faible qu’un chef du gouvernement de cohabitation mais, en même temps, on sait qu’il est un partenaire indispensable pour Emmanuel Macron dont il a assuré, par son alliance, l’élection en 2017 et la réélection en 2022. Beaucoup disent que c’est ce qui lui a permis d’imposer sa nomination au président. Sur ce point, je pense qu’il faut nuancer un peu plus les choses, mais il a la possibilité d’installer un périmètre peut-être plus important que certains de ses prédécesseurs. »

Pour quelles raisons ?

« Parce qu’il a sa propre histoire, sa propre expérience politique, sa propre image. »

Quelle image renvoie-t-il ?

« Depuis 2002, il a prôné ce rassemblement, cette convergence autour du centre de femmes et d’hommes de droite et de gauche qui correspond à la culture du compromis qui est recherchée aujourd’hui. Il a cette antécédence historique qui lui donne une forme de légitimité à occuper le poste de Premier ministre. Deuxièmement, il est objectivement dans une situation où le président de la République qui est très affaibli par le rejet massif des Françai, rejet aggravé par la dissolution qui lui est reprochée par une grande partie de l’opinion publique et par la quasi-totalité des acteurs politiques, ne peut pas trop intervenir. Il y a chez François Bayrou la capacité et la légitimité historique du rassembleur. Ajoutons qu’il y a l’affaiblissement d’Emmanuel Macron qui en plus, ne peut pas briguer une réélection ; et puis il y a une troisième donne, c’est la capacité de François Bayrou d’introduire éventuellement une discussion, une négociation et, peut-être un compromis avec la gauche non LFI, en tout cas avec les socialistes.

« Pour cela il peut s’appuyer sur son histoire. Rappelons qu’en 2007 il ne s’est pas prononcé en faveur de Nicolas Sarkozy et qu’en 2012, il a voté François Hollande au deuxième tour de la présidentielle. De plus des passerelles se sont créées entre le MoDem, sa formation politique, et le PS depuis des années. Nous l’avons vu lors de plusieurs votes importants, notamment lors de la loi asile et immigration où, souvent, les députés du MoDem étaient en phase avec ceux du parti socialiste. Et encore dernièrement lors du vote des recettes du budget. Donc il y a une capacité presque technique pour François Bayrou à être l’homme de la concertation et du compromis. À l’inverse d’Emmanuel Macron qui est considéré comme celui qui a clivé et qui a provoqué le chaos. Tous ces éléments font que François Bayrou peut occuper la fonction de premier ministre avec, vraisemblablement, beaucoup plus d’envergure que ceux qui l’ont précédé. »

Entre Emmanuel Macron et François Bayrou, il y a de l’affect et en même temps une association d’intérêts, à moins que ce ne soit un mélange des deux. La situation actuelle ne va-t-elle pas faire exploser cette situation ?

« C’est, comme toujours, un mélange des deux. Selon les périodes, il y avait plus d’affect et moins d’intérêt. On pense aux liens qui existaient au tout début, entre le général de Gaulle et Michel Debré, entre le général de Gaulle et Georges Pompidou. Il y avait une affection réelle entre eux. Elle existait aussi entre François Mitterrand et Pierre Mauroy, elle a existé entre Jacques Chirac et Alain Juppé, entre Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin. Y a-t-il ce type d’affect dans les relations entre Emmanuel Macron et François Bayrou ? Sans doute à, travers la relation très dense et permanente qui s’est nouée entre eux depuis 2017. Il y a deux images presque complémentaires entre l’homme politique expérimenté, incarnant le terroir, le Béarn, la proximité, et puis le jeune technocrate de la start-up nation, qui se sont découverts des affinités : un commun goût de l’histoire et de la littérature. Mais l’essentiel en politique c’est l’intérêt, ce sont les rapports de force. Et là, ce sont des rapports de force basés sur cette alliance qui s’est nouée en 2017 et ne s’est jamais démentie. Est-ce que ça peut exploser ? Je pense que ni l’un ni l’autre n’a intérêt à ce que cette alliance explose. Ce qui peut arriver, c’est que les solutions de compromis qui seront proposées par François Bayrou aux différents partis, échouent, parce qu’il y a une difficulté sous la Ve République à faire travailler ensemble des femmes et des hommes qui viennent de la droite et d’autres de la gauche. Une bipolarité longtemps omniprésente qui s’oppose à la culture du compromis. On a vu que la position du PS a évolué par rapport à ce qu’elle était lorsque Michel Barnier était à Matignon. On parle de pacte de soutien sans participation ou de pacte de non-censure en échange de concessions. »

« Emmanuel Macron et François Bayrou ont intérêt à ce que cette solution réussisse. »

Jean Garrigues, historien

« On voit même que du côté du Rassemblement national l’accueil qui est fait à François Bayrou est plus positif que celui réservé à son prédécesseur. C’est également vrai pour Gabriel Attal et Renaissance, le parti qu’il préside désormais. Il y a une porte qui semble s’ouvrir. Emmanuel Maron et le Premier ministre ont intérêt à ce que cette solution réussisse. Si elle se referme dans un délai relativement court, un espace plus grand se dégagera devant ceux qui considèrent que la seule issue est une démission du président de la République. Et cela marquerait pour François Bayrou l’échec d’une ambition puisqu’il vise depuis plusieurs années les plus hautes responsabilités. Ce serait pour lui, sans doute, un coup d’arrêt définitif à sa carrière à l’échelle nationale. Leur destin est lié, ils ont donc intérêt à ce que leurs divergences soient les moins publiques possibles et que la stratégie de François Bayrou fonctionne. »

Jacques Chaban-Delmas avait dit : « Il y a un problème quand on est Premier ministre, c’est le Président ». Cette analyse est-elle toujours d’actualité ?

« Elle reste d’actualité, elle l’a toujours été et dans toutes les circonstances. Évidemment en période de cohabitation mais aussi quand le Premier ministre est de la même couleur politique que le président de la République. »

Pour quelles raisons ? Crainte de se marcher sur les pieds, rivalités ?

« Parce que le chef de l’État cherche à empiéter sur le territoire du Premier ministre qui l’accepte plus ou moins bien. Cela existe depuis le début. Les scènes de ménage entre le général de Gaulle et Michel Debré sont historiques, le désamour du général de Gaulle pour Georges Pompidou et réciproquement à partir de 1968 était extrêmement fort. Il y a toujours cette rivalité. On sait que le quinquennat de Nicolas Sarkozy, je le raconte dans mon livre, était marqué en permanence par des tensions avec François Fillon qui les ont amenés quelques années plus tard à être concurrents pour la primaire de l’UMP en 2017. C’est une situation de rapport de force. Tout va dépendre de l’analyse qui va être faite par Emmanuel Macron et de sa capacité à faire évoluer sa conception de la présidence. Il est incontestable qu’il a une sensibilité assez bonapartiste qui le pousse à être un hyperprésident, omniprésent. Dans les circonstances actuelles, son intérêt politique semble-t-il, serait, au contraire, de laisser un peu plus de marge à François Bayrou afin qu’il assume seul, la responsabilité des difficultés et peut-être de l’échec de son action. »

« François Bayrou ne sera certainement pas un Premier ministre soumis. »

Jean Garrigues, historien.

« Il y a une vraie interrogation sur la volonté d’Emmanuel Macron de faire évoluer sa conception de la fonction présidentielle. Il devrait se rétracter un petit peu, se retrancher dans ce qu’on appelle le domaine réservé autour de la politique étrangère et de la politique de défense, laisser un peu plus de marge à François Bayrou. Il doit tenir compte du tempérament de ce dernier qui n’est pas celui d’un collaborateur. Il a sa conception, sa tradition, son héritage, sa vision. Il ne sera certainement pas un Premier ministre soumis. »

Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur la démocratie ? La Ve République est-elle définitivement à l’envers ?

« La situation politique objective issue des élections de 2024, c’est-à-dire la tripartition de l’Assemblée nationale est totalement contraire à la tradition et à l’esprit de la Ve République. L’esprit de la Ve République tel que l’a souhaité le général de Gaulle, c’était d’avoir un président de la République fort qui pouvait s’appuyer sur une majorité forte. C’est évidemment le contraire de ce qui existe aujourd’hui sous nos yeux. Une situation qui pose la question des pratiques et qui rappelle ce qui se passait sous la IIIe ou la IVe République, dans des régimes qui étaient plus parlementaires. Il existe des solutions pour faire fonctionner une Assemblée divisée en trois blocs d’importance égale comme ce qui a existé sous la IVe République où il y avait un bloc central qui allait des socialistes jusqu’à la droite républicaine qui a gouverné pendant des années entre d’un côté les communistes et de l’autre côté les gaullistes. Cette période-là a été d’ailleurs beaucoup décriée par le général de Gaulle qui a fondé la Ve République pour éviter ce qu’il appelait le régime des partis. N’empêche que le bilan de la IVe République, n’est pas si mauvais qu’on peut le dire. »

« En tout cas, dans une situation qui invite soit pour certains à vouloir changer de République pour aller vers une République de type parlementaire, un peu sur le modèle allemand ou- et ce serait plutôt ma position, de faire évoluer les pratiques, les adapter à la situation que nous connaissons, il faut trouver des compromis. D’ailleurs nous sommes dans une situation qui n’est pas forcément transitoire. Certains estiment qu’une dissolution au mois de juillet 2025 changerait fondamentalement la donne, c’est tout à fait hypothétique. Rien ne dit que nous ne nous retrouverions pas sur une tripartition avec un morcellement inédit de la vie politique puisqu’il y a onze groupes parlementaires à l’Assemblée : une fragmentation totalement inédite. Cette configuration est peut-être durable. De la même manière, nous pouvons dire à ceux qui prônent la démission d’Emmanuel Macron et une élection présidentielle anticipée, que rien n’assure que le nouvel élu, confronté à la même situation, ferait mieux que l’actuel chef de l’État. On sait bien ce qui est arrivé à presque tous les présidents de la Ve République y compris au général de Gaulle : ils ont eu une fin de règne dans la douleur. Cela s’est révélé particulièrement vrai pour les derniers présidents : Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron. »

Que faire alors ?

« Il faut réfléchir à la manière de faire fonctionner nos institutions. Il me semble que dans le contexte actuel, on aurait peut-être intérêt à repenser non pas la fonction présidentielle en tant que telle car l’élection présidentielle au suffrage universel est entrée dans les mœurs et je ne pense pas que les Français veulent y renoncer. Pour l’instant ça reste quelque chose d’important mais, peut-être, faut-il revenir à ce qui était la lettre des institutions : les articles 20 et 21 qui permettent au gouvernement de déterminer et de conduire la politique de la nation. »

Pourquoi revenir à cette idée-là ?

« Ce partage des tâches, ce rééquilibrage en faveur du Premier ministre, permettrait au président de la République de jouer le rôle de père de la nation, de rassembleur des Français qu’il a totalement perdu. Emmanuel Macron comme ses prédécesseurs, est perçu comme le chef d’une famille politique. Sentiment qui a été renforcé par la fameuse révision de 2 000 qui a couplé l’élection présidentielle et les élections législatives. Étant perçu comme le chef d’une majorité, il n’est plus apte à rassembler et à incarner les valeurs de la République. Contrairement d’ailleurs à ce qu’étaient le rôle et la légitimité profonde des présidents de la IIIe ou de la IVe République qui étaient beaucoup plus populaires que les présidents de la Ve, ce qui est quand même un paradoxe absolu. Nous avons des institutions conçues pour renforcer la fonction présidentielle, qui l’affaiblissent aujourd’hui. »

« Il y a une réflexion à mener là-dessus, de la même manière qu’il y aura une réflexion à mener sur la façon doivent se constituer les majorités parlementaires en s’inspirant sans doute, des modèles étrangers, notamment du modèle allemand, du modèle belge ou depuis cinq ou six mois, on travaille à l’élaboration d’une plate-forme de gouvernement qui puisse être durable et efficace. Il y a beaucoup de pistes pour aller dans cette direction. Mais fondamentalement quand vous avez une situation qui correspond à celle d’un régime parlementaire alors que vous êtes dans un système présidentiel, il y a deux solutions : soit vous abandonnez le système présidentiel pour aller vers un système parlementaire mais cela veut dire crises politiques, cela veut dire transition compliquée, soit vous adaptez vos pratiques politiques. »

Comment ?

« En utilisant les ressources de la Ve République. C’est l’ultimatum des socialistes qui incitent à abandonner ou en tout cas à atténuer ce qu’on appelle le parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire à desserrer l’étreinte du pouvoir exécutif sur le législatif en n’utilisant pas le 49.3. »

« Nous sommes dans une période ouverte où il y a la nécessité de trouver des adaptations à notre système politique. »

Jean Garrigues, historien.

« Cela peut être une hypothèse mais, à mon sens, elle est dangereuse parce que les outils dont dispose le pouvoir exécutif sous la Ve République lui permettent de donner une forme de stabilité au système et de gouverner malgré tout. Nous sommes dans une période ouverte où il y a la nécessité de trouver des adaptations à notre fonctionnement politique.  »