
Que représente pour vous le Livre sur la Place ?
« Oh, ça représente au moins deux choses. D’abord un formidable souvenir qui date d’il y a longtemps. C’était mon premier Livre sur la Place, j’étais très jeune marié et c’est à Nancy que nous avons découvert que ma femme était enceinte de notre premier bébé. La première image que j’ai du Livre sur la Place, c’est la pharmacie où nous avions acheté un test de grossesse. C’est un joli souvenir familialo-sentimental-amoureux. L’autre point, c’est ce que le Livre sur la Place est la plus formidable manifestation d’entrée dans cette aventure extraordinaire qu’est la rentrée littéraire. C’est magique parce qu’il y a non seulement les auteurs qui sont là pour signer leurs œuvres ou répondre aux questions dans les débats, mais il y a toutes les animations autour. C’est un salon du livre avec des extensions qui sont très excitantes. Un peu comme au festival de Cannes, il y a sans arrêt quelque chose. »Retour en images sur le premier samedi particulièrement ensoleillé du Livre sur la Place 2020, présidé par Leïla Slimani… Publiée par Le Livre sur la Place sur Samedi 12 septembre 2020
Avec les mesures sanitaires, c’est une édition un peu particulière. Que faudra-t-il faire pour en maintenir l’esprit et la qualité ?
« Je crois que les participants, que ce soit les auteurs, les éditeurs ou le public, auront à cœur de faire que le deuil soit le moins sinistre possible. Ce qui manquera, c’est la grande allée étouffante parce qu’on se bouscule, avec tous les passionnés du livre qui sont autour des stands. C’est un truc assez formidable. J’aime beaucoup l’idée des rencontres qui est un moyen de sauver la manifestation. C’est passionnant parce qu’il y a des auteurs intéressants mais il manquera quand même ce côté traditionnel. C’est comme un grand salon de l’automobile sans les voitures… »Après avoir été secrétaire général de l’Académie Goncourt, vous la présidez. C’est un honneur, une charge difficile ou une possibilité supplémentaire de jeter l’ancre parmi les livres ?
« C’est une charge, incontestablement, pas simplement un honneur. On n’est pas président d’opérette, il faut mettre vraiment les mains dans le cambouis, il y a des choses à faire, des décisions à prendre. Pour moi, c’est important parce que j’avais des envies concernant l’Académie Goncourt que je vais peut-être, avec l’aide de mes compagnons, pouvoir mettre en œuvre. Il y a deux points qui m’étaient chers. L’un, c’était de vraiment positionner l’Académie Goncourt comme un acteur réel, essentiel du monde culturel et pas seulement comme un jury. C’est très bien de décerner le prix Goncourt mais ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas uniquement ce qui doit nous permettre d’exister. Il faut que nous intervenions sur différents fronts. Par exemple, je me demande si on ne peut pas faire quelque chose pour Beyrouth ? Nous étions allés à Beyrouth en pleine période des attentats pour montrer que, malgré les risques, on considérait que la littérature et la culture étaient plus fortes que la haine et la violence imbécile. Là, ce n’est pas un attentat mais est-ce qu’on peut rester inactif ? J’ai l’impression que le lieu où se tenait le salon du livre de Beyrouth a explosé. Pouvons-nous rester les pieds dans nos chaussures à Paris ou à Nancy, sans faire quelque chose ? Donc je vais consulter mes amis de la table ovale pour savoir si on a une idée. Il ne s’agit pas forcément d’aller à Beyrouth mais il y a peut-être des initiatives à prendre. L’autre chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est l’internationalisation de l’Académie Goncourt. Les opérations “le choix de…” où nous demandons à un pays étranger – enfin nous ne demandons pas, ils sont volontaires – à partir de nos listes, de proposer leur Goncourt à eux, en sont un bel exemple. Quel serait leur choix ? Ce qui est intéressant, c’est qu’à chaque fois, le livre qu’ils ont élu est édité dans le pays où le vote a eu lieu. Nous avons vingt pays qui travaillent avec nous dont la Chine, ce qui n’est quand même pas rien. C’est une mise en valeur de deux choses auxquelles je suis foncièrement attaché : la francophonie et la littérature contemporaine. Parce que c’est très beau de parler de la littérature française et de Jean-Jacques Rousseau mais il n’y a pas que Jean-Jacques Rousseau, il y a aussi tous les autres. Ce sont ces deux points que je voudrais faire monter en puissance. »Vous avez obtenu le Goncourt en 1977. Être lauréat, c’est une apothéose, un tremplin ou un cadeau empoisonné car ensuite il faut faire mieux ?
« Ce n’est pas un cadeau empoisonné, ce n’est pas forcément une apothéose parce que la vie ne s’arrête pas à ce moment-là. C’est exactement ce que vous avez dit en deuxième position, un tremplin. Si on veut profiter au maximum du Goncourt, il faut, dès le moment où l’on commence à écrire la première phrase du premier livre qu’on ne publiera peut-être jamais, où l’on rentre dans la vie d’écrivain, se dire : “si j’avais le Goncourt qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que j’en ferai ?” Pour moi, c’est une petite clé magique comme il y avait dans les contes de fées et qui sert à ouvrir des portes derrière lesquelles il faut construire des choses qu’on a envie d’avoir.Moi j’avais des rêves : je voulais faire un film. Je l’ai fait parce que tout d’un coup, quand vous êtes prix Goncourt, vous allez trouver un producteur en lui disant : “je veux faire un film”, il rigole : ah, le Goncourt qui dit “moteur, action, oh, c’est amusant, je suis d’accord”. Je voulais faire jouer une pièce de théâtre, les directeurs de théâtre sont généralement très longs à se décider. Là en quinze jours, c’était débloqué. Je voulais écrire des nouvelles, de grands journaux les ont acceptées parce que l’auteur était un prix Goncourt. Il faut dire “voilà ce que je veux” et puis il faut se dépêcher parce qu’on a juste un an. Vous savez, ça dure un an le Goncourt. C’est comme le beaujolais nouveau ou les mirabelles… »Isabelle Carré (« Du côté des Indiens », @EditionsGrasset), actrice césarisée à la plume poétique et sensible, et Didier Decoin (« O’Contraire », @CollectionR), président de l’Académie Goncourt, dialoguent… Une rencontre animée par Françoise Rossinot. https://t.co/84BewOFZgG
— Le Livre sur la Place (@Livresurlaplace) September 12, 2020
Vous êtes écrivain, scénariste. Est-ce que les idées germent, cheminent, s’emboîtent de la même manière. Êtes-vous un touche-à-tout ou un travailleur compulsif ? Quel exercice préférez-vous ?
« J’aime bien le mot compulsif. Travailleur, je ne sais pas, parce que je n’ai pas l’impression de travailler. Que ce soit du cinéma, de la télévision ou de la littérature pure, je n’ai pas ce sentiment. Je me suis lancé récemment – vous ne le savez pas, parce que ce n’est pas encore sorti – dans la bande dessinée. Pas comme dessinateur, je vous rassure, mais comme scénariste. C’est un monde passionnant. Moi, j’ai besoin d’exprimer les images, les rêves, les trucs que j’ai dans la tête. Ce ne sont pas des questions fondamentales qui vont révolutionner l’univers mais ce sont des choses qui me plaisent, j’ai envie de les partager. Des fois, j’imagine un paysage magnifique. Je me dis : “tiens ce serait bien dans un film ou dans un livre”. Si j’ai la possibilité de l’écrire ou de le filmer, j’y vais. Le mot travail, c’est rare que je l’emploie. »Vous avez été journaliste. C’est un autre style d’écriture. Quel souvenir gardez-vous de ce métier ? Que pensez-vous du journalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui, basé sur l’instantanéité et la répétition comme c’est le cas avec les chaînes d’information en continu ?
« Je n’en ai que des bons souvenirs. C’était l’une des meilleures périodes de ma vie. D’abord parce que j’ai appris une foultitude de choses. A rencontrer des gens, on s’enrichit considérablement. J’ai travaillé essentiellement dans une rubrique d’interview comme vous êtes en train de faire. C’est une école sensationnelle pour écrire, parce qu’il faut être à l’écoute de ses personnages de roman, comme on est à l’écoute de la personne qu’on interviewe. C’est pareil. Peut-être que le personnage de roman va dire des conneries, comme moi vous pensez peut-être que je dis des bêtises, mais parce que vous avez demandé l’interview, il faut bien que vous écoutiez, après vous en faites ce que vous voulez. Cette humilité, cette modestie de ne pas être celui qui parle tout le temps mais celui qui écoute tout le temps, m’ont beaucoup appris. J’ai adoré et je dois dire que je me considère encore comme journaliste. Dès qu’on me demande de faire un papier, je saute sur l’occasion et j’adore ça sauf que je suis beaucoup plus lent qu’autrefois. Quant au journalisme moderne, on va dire contemporain, il y a une chose que je déteste, c’est l’excès d’investigation. La presse a fait souffrir beaucoup de gens. Elle en a aidé aussi beaucoup, elle en aide beaucoup, mais elle en fait souffrir beaucoup. Là, il y a un problème d’éthique, de déontologie. Je pense que les journalistes devraient parfois tremper leur plume dans une encre moins acide, moins corrosive. On peut faire beaucoup de mal à quelqu’un avec un article dans le journal, ou à la radio ou à la télévision. Cette attention aux autres, à celui dont on emprunte la vie pendant un moment, dont les péripéties de l’existence sont mises sur la place publique, c’est quand même une immense responsabilité. On a l’impression que ce n’est pas toujours assumé. Ça l’est parfois, on ne va pas noircir le tableau, mais parfois je souffre pour la personne qui se fait clouer au pilori. »La période que nous vivons est marquée par les crises sanitaire, économique, sociale. Donne-t-elle au romancier matière à écrire ?
« Bien sûr oui. Pas moi personnellement. Si vous dites aux romanciers en général, je vous réponds oui évidemment. Comme toute époque, toute période donne matière à écrire mais je ne suis pas un romancier de l’actualité. J’ai besoin de recul et puis surtout, il y a des périodes du passé ou du futur – parce que l’anticipation c’est un genre qui aiguillonne – qui m’excitent plus que celle d’aujourd’hui. Il y a une sorte de grisaille quand même dans le monde d’aujourd’hui qui n’est pas amusante à restituer. J’ai une tendance à être un peu Van Gogh, à peindre des soleils. Des étoiles et des soleils, ça me plaît. Je suis plus Van Gogh que Vlaminck avec des cieux profonds, lourds pleins de pluie et d’orages. Moi je préfère peindre la lumière. »La société d’aujourd’hui vous inquiète-t-elle ? Il y a la violence, les fractures, le désintérêt démocratique…
« Je serais complètement idiot et imbécile si la société ne m’inquiétait pas et, en même temps, je suis rassuré quand je regarde les siècles passés en disant qu’on a tout de même fait quelques progrès. On peut aujourd’hui aller de Paris à Versailles sans se faire égorger, en principe. Ce n’était pas forcément le cas autrefois où il y avait des coupeurs de jarret, des coupeurs de bourse un peu partout, où il n’y avait pas de justice vraiment réelle, où on pouvait être pendu pour un rien, torturé. C’est l’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein et je trouve qu’à notre époque, on peut regarder le verre à moitié plein. Je n’enlève pas du tout ce que je disais tout à l’heure – qu’il y a une sorte de grisaille sur notre époque – mais sur le plan des risques qu’elle nous fait courir, de l’inquiétude qu’elle peut faire naître, elle est quand même moins pire d’autrefois. Je viens d’écrire un téléfilm qui se passe à l’époque des Valois sous François 1er, ce n’était pas gai -gai… »