Le grand entretien. François Miquet-Marty : « La dette publique est la fille du déclassement de la démocratie »

Président du groupe Les Temps Nouveaux qui est à la fois capteur et agrégateur de connaissances, et producteur de connaissances via des cercles de réflexions, des recherches et des étude, François Miquet-Marty vient de publier « Un ticket pour l’iceberg, le triptyque dette incontrôlée, démocratie bloquée, société fracturée ».

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François Miquet-Marty
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François Miquet-Marty vient de publier « Un ticket pour l’iceberg, le triptyque dette incontrôlée, démocratie bloquée, société fracturée ». Il se confie dans le grand entretien de La Semaine.

« Un ticket pour l’iceberg », la France est-elle devenue le Titanic sur le point de couler ?

François Miquet-Marty « La France n’est pas le Titanic sur le point de couler, mais la trajectoire française, me semble-t-il, est de plus en plus périlleuse : la possibilité de l’iceberg s’accroît année après année. D’où la notion de « ticket » : un « ticket » ne délivre pas la certitude de heurter l’iceberg ni de sombrer, mais il constitue une éventualité plausible. Cette idée repose notamment sur trois constats. Le premier est celui des pathologies françaises. Une dette publique qui atteint des niveaux stratosphériques (3 200 milliards d’euros, 112 % du PIB) et dont le paiement des seuls intérêts équivaut au budget annuel de l’un des principaux ministères. À cela s’ajoute une démocratie bloquée, dont la dissolution fut une expression, l’absence de majorité une autre et la difficulté à construire un gouvernement une troisième. Enfin, la société française est de plus en plus polarisée entre des groupes sociaux qui souvent peinent à se parler entre eux, et qui parfois préfèrent s’éviter que se croiser. En soi, chacune de ces trois pathologies constitue une menace pour le pays.

Le deuxième constat est la dynamique de ces pathologies. Pour formuler les choses simplement, on pourrait dire que le mal s’aggrave, et depuis des décennies. La dette publique dérive depuis 1974, soit une cinquantaine d’années, le blocage démocratique s’intensifie sur des registres différents depuis le début des années 2000, et les clivages au sein de la société s’affirment de plus en plus. Ainsi ces aggravations ont-elles à mon sens un caractère structurel : il ne suffit pas de considérer l’existence de pathologies, mais de prendre en compte leur caractère durable et progressif. Ce sont des maladies de longue durée, pour filer la métaphore médicale.

Le troisième constat est celui de l’Histoire : des situations similaires (même si les circonstances, les contextes sont bien entendu toujours singuliers) se sont déjà produites, et les issues en général furent douloureuses. »

Dans votre livre vous rappelez que le triptyque : dette incontrôlée, démocratie paralysée, société fracturée sont des ravages qui ont déjà conduit à des effondrements : la Grèce, l’Argentine, la France des années 30, la République de Weimar. Pourquoi notre pays a-t-il atteint ce niveau de déliquescence ?

« Bien sûr de nombreux facteurs, structurels et conjoncturels, ont concouru à la situation actuelle. Mais je crois qu’un facteur fondamental prévaut, qui est en partie à l’origine des trois pathologies : le déclassement des personnes dans la société, c’est-à-dire l’idée et la réalité, de plus en plus répandues, selon lesquelles situations individuelles se dégradent au cours du temps, et seront moins bonnes à l’avenir. En 2000, près de 40 % des Français s’estimaient en déclassement contre 60 % aujourd’hui, selon plusieurs études d’opinion. Ce déclassement croissant à mon sens nourrit les trois pathologies françaises. Il alimente la dette publique, quand les politiques confrontés à la détérioration de la vie d’une partie des citoyens font le choix de distribuer pour apaiser les tensions sociales, et laisser prospérer en cela le déficit. Il bloque la démocratie, en attisant les radicalités contraires : face à l’impuissance des forces « de gouvernement », de l’alternance traditionnelle gauche-droite à améliorer la vie de beaucoup, les sensibilités politiques entrent en concurrence frontale et tentent de s’exclure mutuellement. Il clive la société, en opposant celles et ceux qui s’estiment en déclassement et les autres, que ceux-ci soient plus privilégiés, ou davantage protégés, en réalité ou en perception. Et face à la régression, beaucoup attendent d’être personnellement aidés, et éprouvent la tentation de jalouser l’autre, sa situation, potentiellement de le mettre en cause. Ainsi le déclassement apparaît-il comme un mal profond, qui au-delà des épreuves personnelles ronge à la fois les finances publiques, la démocratie et la société. »

Comment sortir de cette situation ? Est-ce encore possible alors que la dette française coûte désormais plus cher que celle de la Grèce ?

« Sur le papier, les équations sont relativement simples. Le déficit budgétaire 2023 était de 173 milliards d’euros. En ayant la seule ambition de revenir à l’équilibre annuel, et sans vouloir à nouveau augmenter les prélèvements, sans évoquer les idées d’augmentation de la productivité ou de digitalisation, l’impératif serait une réduction des dépenses de 173 milliards d’euros. À titre de comparaison, le budget de la Justice 2023 était de 93 milliards… il faudrait donc supprimer l’équivalent d’un important ministère, dans son intégralité. Le budget le plus important est celui de l’Éducation nationale, qui culmine à 1 000 milliards d’euros… Comptablement, il s’agirait donc soit de mesures structurelles, soit des temps de travail plus élevés afin de générer davantage de richesses et donc de recettes fiscales. Ces raisonnements comptables abstraits, théoriques et froids, se heurtent aux réalités de la vie et au primat démocratique : comment en démocratie, imposer des réformes massivement impopulaires ? »

Quels remèdes prescrire sachant qu’ils vont provoquer un phénomène de rejet ? Est-il utopique de croire à un sursaut collectif alors que personne n’est d’accord sur le cap à fixer ?

« C’est très juste et c’est probablement le point nodal. Je crois qu’un premier maître mot est l’ambition, l’ambition de réinventions, l’ambition d’actions. Cette ambition est appelée à se déployer sur chacun des trois registres en pathologies : concernant les finances publiques, des réformes de structures, mais dont l’impopularité augmente à proportion que l’endettement lui-même augmente ; en démocratie, les potions amères, en particulier sur la réduction de la dette publique, sont difficiles à proposer et à mettre en œuvre, surtout lorsqu’une partie de la société va mal. On pourrait même dire que la dette publique est la fille du déclassement et de la démocratie.

Concernant la démocratie, la nécessité de « redonner sens à la politique », pour reprendre le mot d’Hannah Arendt (philosophe qui a publié notamment « Les origines du totalitarisme) : redonner des perspectives de vision, des récits fédérateurs, une aspiration à ce qui fait patrie, ou nation, et fédère par-delà les divisions ; organiser des débats sur les grands enjeux d’avenir et en promouvoir, en réapprendre l’idée.

Concernant la société, apprendre à retisser du lien à la fois par les territoires au plus près des identités et nécessités locales, et par l’écoute des vies personnelles : un grand détour par le récit de nos vies, pour composer de nouveaux collectifs signifiants. Tel était le sens du message porté par Jean-Jaurès dans son fameux « Discours à la jeunesse », prononcé à Albi en 1904 : saisir tous ensemble le métier de chacun, et la grande œuvre collective ; aujourd’hui dans des sociétés fractionnées, cet idéal apparaît plus que jamais pertinent et fécond pour « refaire société ». Mais à mon sens, cette œuvre de réinvention appelle aussi et peut-être surtout l’engagement des entreprises, pour apporter des solutions nouvelles. Les entreprises savent à quel point des années d’épreuve peuvent précisément constituer le ressort de dépassements, pour imaginer et réaliser demain de manière différente. La part de stratégies, d’anticipations stratégiques, de prospective et d’innovation se fait essentielle, pour penser l’avenir non à travers le prisme d’hier, mais à partir du champ des possibles envisageable pour demain. »

La France est déjà le pays le plus taxé. Le geste de justice fiscale qui figure dans le projet de budget 2025 est-il nécessaire et à la hauteur du défi à relever ?

« Le gouvernement Barnier fait ses premiers pas en affichant une claire conscience et un volontarisme concernant la nécessité de réduire la dette publique. En la matière, sa déclaration de politique générale, prononcée a été bâtie en priorité sur la nécessaire amélioration de la santé de nos finances publiques, et a posé en premier levier la réduction des dépenses, plutôt que l’augmentation de la fiscalité, ce qui est salutaire. Ensuite en effet, la difficulté de l’exercice se pose dans son application, surtout dans le contexte actuel d’instabilité parlementaire. Et cette difficulté est rapidement transparue à travers les évolutions d’ambition. La démarche initiale proposée par le Premier ministre consistait en une réduction du déficit budgétaire de 60 milliards, émanant pour les deux tiers d’une réduction des dépenses, et pour un tiers d’une augmentation des prélèvements. Les récentes déclarations portent davantage sur des augmentations de prélèvements plus importants. Le projet de budget qui va être présenté va offrir des éléments plus concrets.

Pour le moment, le gouvernement Barnier s’en tient à des annonces consensuelles, qu’il s’agisse de la fiscalité sur les ménages extrêmement fortunés (plus de 500 000 euros par an de revenu), ou sur les très grandes entreprises : il ne souhaite probablement pas prendre le « risque de l’opinion » quand sa majorité est fragile. Et même davantage : l’opinion constitue pour le moment l’un de ses atouts.

Dans ces circonstances en effet, on imagine mal l’adoption d’un budget de transformation radicale des équilibres de nos comptes publics, et l’ambition risque en effet de se muer en retouches insuffisantes. »

Devant un tableau aussi sombre quelles sont les perspectives ?

« Pour l’avenir je vois trois scénarios. Le premier est celui d’une crise majeure, qui peut procéder de chacun des trois registres. Les fractures de société peuvent conduire à de puissants mouvements de contestation, dont les « Gilets jaunes » ont offert une première illustration. Les blocages démocratiques peuvent engendrer un syndrome « Quatrième République », avec des successions de gouvernement à répétition, voire une démission du président de la République. Bien entendu l’ampleur de la dette publique peut ouvrir une crise financière majeure (type Grèce), en imaginant des scénarios de chocs imposant une augmentation majeure des dépenses publiques (pandémie, conflit militaire, crise financière internationale, etc.).

Le deuxième scénario est celui d’un lent ralentissement français. Actuellement, la très faible croissance de 1 % environ est soutenue par une dette publique de 5-6 %. La poursuite des dérives structurelles risque de conduire à une dette publique élevée pour des niveaux de croissance quasiment nuls, voire négatifs. Ce scénario est celui d’un « étouffement » à la fois financier et économique de l’économie française, un ralentissement durable et délétère.

Le troisième scénario, bien plus positif, est celui d’une redynamisation progressive, pouvant procéder de politiques publiques novatrices. Il présuppose notamment une prise de conscience croissante, pouvant être nourrie par les inquiétudes concernant la dette publique, ce qui commence à se produire. Ce troisième scénario est celui qui peut également être porté par les entreprises, la recherche et l’innovation, et par des anticipations stratégiques peut-être de plus en plus affirmées, en partenariats également entre les entreprises et l’État. Les grands défis d’avenir, notamment le climat, l’IA et les nouveaux rapports au travail, peuvent également offrir des opportunités. L’idéogramme mandarin signifiant « crise » ne comprend-il pas à la fois les notions de danger et d’opportunité ? Comme le disait Jankélévitch : “Aidez l’occasion ! Ne désespérez donc pas ! Il est encore temps, il est temps à tout moment… ” (Quelque part dans l’inachevé, Gallimard 1978)