
Vous êtes sociologue et directeur de recherches à l’Institut national de la recherche médicale. Quelles sont vos relations avec les médecins ? Sont-ils réceptifs à vos analyses ?
Patrick Peretti-Watel : Dans mon travail, je suis effectivement amené à présenter les résultats de mes recherches à des médecins, mais aussi à coopérer avec eux pour mener ces recherches. Bien sûr, je ne peux pas généraliser à l’ensemble des médecins, mais ces interactions sont souvent riches et instructives, sans doute aussi parce qu’il y a un « biais de sélection » : les médecins qui ne s’intéressent pas aux sciences sociales ne viennent pas m’écouter, et n’envisagent pas de travailler avec moi donc inversement ceux qui viennent sont bien disposés à mon égard. En outre, la plupart des médecins sont avant tout des praticiens : de ce point de vue, interagir avec un médecin ça n’est pas comme interagir avec un représentant d’une autre discipline, par exemple un économiste ou un psychologue. Le médecin n’essaie pas de défendre un pré carré disciplinaire, par contre il cherche comment utiliser le savoir ou la démarche sociologique pour améliorer la prise en charge de ses patients. Cette exigence est parfaitement légitime. Elle ne doit pas conduire le sociologue à renoncer au côté fondamental de sa recherche, qui pour le dire vite n’intéresse que les sociologues : simplement, sa recherche doit aussi cultiver une dimension pratique pertinente pour le médecin.La deuxième vague est là. Pour éviter qu’elle ne submerge le pays, les pouvoirs publics prennent des mesures restrictives qui sont mal ressenties. Pourquoi ce rejet et cette impression pour les populations d’être enfermées dans un carcan préventif ?
D’abord, comme toute crise sanitaire de grande ampleur, celle-ci est gérée via des décisions qui restreignent les libertés individuelles, qui suspendent l’état de droit : une partie des Français est très attentive à cet aspect de la gestion de crise, comme le montre notre enquête Coconel* qui a analysé le ressenti et le comportement des Français face à l’épidémie, c’était déjà le cas par exemple en 2009 lors de la pandémie H1N1. Le problème, c’est lorsque la crise dure : il devient alors de plus en plus difficile de s’appuyer sur une gestion centralisée et contraignante. Or, cette crise dure maintenant depuis plus de sept mois et les Français ont le sentiment d’avoir déjà consenti beaucoup de sacrifices, sachant que l’enquête Coconel montre aussi qu’ils ont été globalement très disciplinés pendant le confinement, qui a fait l’objet d’un fort consensus dans l’opinion publique.Ce contenu n'est pas visible à cause du paramétrage de vos cookies.
Paramétrer mes cookiesEnsuite, la gestion d’une crise implique presque toujours d’enrôler la population, en lui demandant d’adopter certains comportements (respect des gestes barrières, port du masque), ou de renoncer à d’autres (embrassades, rassemblements privés…). Le problème c’est que les mesures préventives prônées actuellement ne font pas consensus dans la communauté scientifique, et que les médias sociaux et internet offrent une caisse de résonance inédite à ces controverses, d’où un gros déficit de confiance à l’égard de ces mesures. Et il ne faut pas oublier qu’il y a encore quelques mois, les autorités de santé elles-mêmes déconseillaient le port du masque.
Enfin, une réaction tout à fait humaine face à un risque consiste à le mettre à distance, en essayant de trouver de bons arguments qui permettent de se sentir moins exposés que les autres. Dans le cas présent, les plus jeunes sont très rarement concernés par des formes graves : s’ils n’ont pas de personne fragile à protéger dans leur entourage, pourquoi mettraient-ils un masque ? Par solidarité et altruisme sans doute, mais ces valeurs ne sont pas cardinales aujourd’hui. De la même façon, concernant la vaccination, on sait que les gens décident de se faire vacciner ou non en fonction de leur intérêt propre, mais qu’ils prennent très rarement en compte l’intérêt collectif, et l’objectif d’atteindre une immunité de groupe.Estimez-vous que les divergences entre « les rassuristes » et les « alarmistes » entretiennent cette méfiance ?
Bien sûr, ces divergences nourrissent la méfiance du public à l’égard des politiques menées. Elles illustrent bien la caractéristique essentielle des crises sanitaires contemporaines, à savoir la multiplication des incertitudes, qui nourrissent les controverses et qui contribuent à saper la confiance de la population à l’égard des autorités. Et, comme évoqué plus haut, les médias contribuent à mettre en scène ce phénomène. Au-delà, cette situation illustre aussi la « balkanisation » du champ scientifique que soulignait le sociologue allemand Ulrich Beck. Dans la situation présente, l’enquête Coconel montre que cette crise a entamé la confiance du public à l’égard des autorités, et il se pourrait que les déficits de confiance induits par chaque crise perdurent et se cumulent, compliquant par la même la gestion de la suivante.Vous avez publié deux ouvrages : La société du risque et Distribution et variation du sentiment de peur en contexte de risque infectieux élevé, deux thèmes qui sont au cœur de la situation actuelle. Quel regard le sociologue porte-t-il sur la manière dont le corps social réagit aujourd’hui à la progression du virus ?
La seconde référence est un article scientifique, copublié avec des collègues. Le risque infectieux a toujours un fort retentissement symbolique car il porte atteinte au lien social, puisque les interactions humaines, au fondement de ce lien, deviennent des vecteurs potentiels de l’infection. Une des réactions les plus communes à ce type de risque consiste à désigner des populations perçues comme étant plus à risque, dont il s’agit de se protéger en les isolant, ce qui provoque souvent des réactions de stigmatisation. On l’a vu au tout début de l’épidémie, avec la stigmatisation des personnes d’origine asiatique, puis pendant le confinement avec des incidents près de la frontière franco-allemande, ou encore cet été, lorsque les touristes immatriculés en Mayenne se faisaient refouler des campings. Puis les jeunes ont aussi été pointés du doigt. En d’autres termes, le risque infectieux est aussi un facteur de dissensions sociales.