
« La réalité des choses »
C’est l’histoire d’une course de sprint. Le déjeuner au Kristal a lieu en septembre. Dans sept mois, c’est la présidentielle. L’idée de consacrer un bouquin au travail est née. Encore faut-il qu’elle réponde à l’objectif guidant la démarche : que le bouquin en question soit utile au débat. Qu’il soit là, qu’il existe en temps de campagne. On se met à la tâche. De par ses fonctions, Didier Guyot établit une liste de témoins potentiels. Des salariés d’horizons divers que le récit de leur propre ressenti ne rebuterait pas. Mails, coups de fil… OK, dans le lot, il y a nombre de personnes syndiquées, « il faut l’avouer, mais qui ne s’expriment pas en tant que tel ». L’exercice de vitesse suppose de la tension. Des rencontres in situ et sans filet. Journalistes, chercheurs, sociologues, psychologues… Se déploient sur le terrain un bataillon d’intervieweurs armés de la consigne suivante : « Il ne s’agit pas de deviser, mais de raconter. Tu t’es éclaté pendant des années dans ton travail et tout à coup, tu n’as plus de valeur… Hors de question d’arrondir les angles. On était là pour avoir la réalité des choses, et non leur interprétation. » C’est une histoire de focale, de point de vue. « Denis, qui a une formation de psychologue, a beaucoup lu Bourdieu. Il voulait refaire “La Misère du monde.” Je lui ai mis entre les mains le livre de Ponthus. » Ponthus, c’est Joseph Ponthus. Son livre, c’est À la ligne (éd. La Table ronde). Paru en 2019, le roman récompensé du grand prix RTL-Lire a reçu un écho considérable. Son auteur, mort au cours de l’hiver 2021 à l’âge de 43 ans, y dépeint le gris quotidien du labeur à l’usine. « Un type dépossédé de lui-même, qui se perd. La seule manière de se retrouver, c’est d’écrire le soir. On cogne le réel, là. » Dépossession, alors en gestation, s’attelle à poursuivre la même ambition. C’est l’histoire d’un mot, « dépossession », qui a tôt fait de sortir du nuage de propositions. Un temps, le polémiste Éric Zemmour, alors donné haut dans les enquêtes d’opinion, s’en empare et l’adosse à sa théorie du « grand remplacement ». Théoricien de ce « grand remplacement », l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus utilise le même terme pour titrer son dernier ouvrage… Faire machine arrière ? Denis Robert et Jean-François Diana s’y sont refusés, « parce qu’on ne peut pas faire toujours plus de concessions à l’extrême droite ».
« Parole broyée »
Et c’est donc l’histoire de ces femmes, de ces hommes, ces « dépossédés » qui, en se dévoilant, interrogent leur rapport au travail, ses conditions d’exercice, la hiérarchie, décrivent la perte de sens, de valeurs, de repères, la surveillance, la pression, la fatigue, le burn-out, « moins de liberté, d’humanité, de confiance, de perspective », l’écoute absente, « la parole broyée… » Vendeuse en parfumerie, agent de maintenance, peintre à la chaîne automobile, garde-forestier, assistant des services généraux… Mosaïque hétéroclite de dix-huit témoignages sans concession – désolé pour le poncif –, cueillis sur le vif, manière, précisément, « de redonner la parole à ceux que l’on n’entend jamais ». « Le cliché qui explose, c’est que ce sont des gens qui ont aimé leur travail – et qui pour certains l’aiment encore –, super bosseurs, pour qui ça a de la valeur, mais dont les conditions se sont dégradées. » Enfin, c’est l’histoire d’un projet qui va se perpétuer. Coédité par Massot et Blast, le média indépendant en ligne que dirige Denis Robert, Dépossession s’enrichira, au fil du temps, de compléments vidéo. Ce premier ouvrage devrait aussi en appeler d’autres. « Depuis la parution, on reçoit spontanément des propositions de témoignage. On a envie d’aller écouter d’autres personnes, d’autres corps de métier. » D’autres vérités. « Dépossession. Travailler plus pour vivre moins », sous la direction de Denis Robert et Jean-François Diana (éd. Massot/Blast). 313 pages, 22,90 euros.
Extrait
« Entre ce qu’on nous apprend à l’école d’infirmières, ce qu’on doit faire, et ce qu’on fait en réalité, ce n’est pas un décalage ou un fossé, c’est un gouffre. Ce n’est pas humain. Tu te lèves le matin pour aller soigner des gens et tu es convaincue que tu vas faire du bien, mais tu n’arrives pas à accomplir ce but. Des frustrations naissent tous les jours. Puis, la frustration devient une grosse colère. Tu détestes le monde entier. Tu te détestes aussi […]. On a tellement de frustration de ne pas pouvoir. On a l’impression d’avoir failli. Ça donne une mauvaise image de soi. » Farida Chick, infirmière, page 244.
« Entre ce qu’on nous apprend à l’école d’infirmières, ce qu’on doit faire, et ce qu’on fait en réalité, ce n’est pas un décalage ou un fossé, c’est un gouffre. Ce n’est pas humain. Tu te lèves le matin pour aller soigner des gens et tu es convaincue que tu vas faire du bien, mais tu n’arrives pas à accomplir ce but. Des frustrations naissent tous les jours. Puis, la frustration devient une grosse colère. Tu détestes le monde entier. Tu te détestes aussi […]. On a tellement de frustration de ne pas pouvoir. On a l’impression d’avoir failli. Ça donne une mauvaise image de soi. »
Farida Chick, infirmière, page 244.